Le Canada comptait autrefois plus de 53 millions d’hectares de prairies naturelles.
Les charrues, les routes et les villes ont réduit cette superficie à 10 millions d’hectares, ce qui représente une disparition de près de 81 % de cet habitat originel. Les prairies naturelles qui subsistent doivent en grande partie leur survie au fait qu’elles ne sont pas « bonnes à grand-chose », hormis au pâturage du bétail. Elles ne sont pas propices à l’agriculture et ne sont pas situées dans des lieux appropriés à l’aménagement résidentiel ou industriel. Peu valorisées par pratiquement tout le monde, à l’exception des éleveurs, des peuples autochtones et de quelques naturalistes marginaux, le fait de ne pas attirer l’attention a été leur grâce salvatrice. Les prairies naturelles comptent néanmoins parmi les biomes les plus menacés au Canada.
Vient ensuite le développement énergétique. Sans se soucier de la qualité des sols ou de la topographie – et disposant de moyens financiers importants pour payer des loyers fonciers élevés –, l’exploitation pétrolière et gazière s’est étendue sur les prairies naturelles, partout où il y avait des combustibles fossiles. Les images satellites modernes des pâturages révèlent un schéma semblable à celui de circuits imprimés, constitué de puits, de routes d’accès et de pipelines sur les 19 % de prairies naturelles restantes du Canada.
Aujourd’hui, le développement énergétique des prairies s’accompagne de conséquences qui vont bien au-delà de la présence des pompes à chevalet et des puits de gaz. Les parcs éoliens et solaires se sont joints au tableau, et ont ouvert des débats intéressants, conflictuels et parfois tendus dans l’ensemble des prairies. Ils posent même des défis aux défenseurs de l’environnement qui voient la nécessité d’empêcher le changement climatique provoqué par les combustibles fossiles de détruire davantage les écosystèmes tout en préservant les habitats essentiels aux espèces en péril. Les prairies naturelles du Canada abritent en effet plus de 70 espèces en péril qui nécessitent des mesures de conservation immédiates. Et le développement des énergies renouvelables soulève d’importantes questions sur le partage des espaces naturels.
À première vue, les prairies sont un lieu idéal pour l’énergie éolienne et solaire, et cela n’a pas échappé à l’attention des promoteurs. Un ciel dégagé, des vents tenaces, l’absence d’arbres, des paysages plats et un soleil implacable ont inspiré plus de 98 % de la croissance totale des énergies renouvelables (principalement solaires) au Canada dans les provinces des prairies en 2022 seulement. Près du tiers de la capacité éolienne et solaire installée du Canada se trouve dans les prairies.
Mais ces installations ont un impact sur les espèces indigènes. Des recherches ont montré que les antilocapres, par exemple, nécessitent de vastes espaces pour leurs déplacements et que ces réseaux énergétiques perturbent leurs voies migratoires. Les antilocapres sont également affectés par les parcs solaires commerciaux à grande échelle qui doivent, conformément à la réglementation, être entourés de clôtures étanches. Les antilocapres sont notoirement craintifs vis-à-vis des clôtures, mais les clôtures de barbelés, au moins, peuvent être modifiées pour leur permettre de passer. Les clôtures à mailles losangées de 2,5 à 3,5 mètres de hauteur qui entourent les parcs solaires se prêtent moins aux mesures de réduction des risques pour la faune.
Que faire pour y remédier? La réponse à de nombreux enjeux liés aux ressources consiste à prendre en compte tous les facteurs valorisés par la société. Le développement des énergies renouvelables, s’il est bien réfléchi, peut être compatible avec la conservation des habitats. Les besoins en matière d’habitat d’espèces migratrices comme les antilocapres doivent aussi être pris en compte dans les infrastructures solaires et éoliennes. De nombreuses solutions raisonnables permettent de partager l’espace avec la faune des prairies.
Nous savons maintenant que les prairies naturelles ne sont pas des terres stériles. Traiter les prairies naturelles comme des biens de faible valeur qui peuvent être développés sans conséquences n’a jamais été aussi risqué, car nous pourrions facilement les perdre à jamais. Mais nous devons également consacrer de vastes zones aux infrastructures d’énergies renouvelables. La solution innovante ne consiste pas à convertir encore plus de prairies naturelles, mais plutôt à implanter des infrastructures d’énergies renouvelables sur des structures humaines existantes ou dans des lieux déjà perturbés où la biodiversité n’est pas davantage menacée.