Pourquoi ne pas introduire en Australie un prédateur vorace pour éliminer les coléoptères et protéger les cultures… Qu’est-ce qui pourrait mal tourner?

LE 1ER JUIN 1935, REGINALD MUNGOMERY, UN ENTOMOLOGUE australien, ainvolontairement déclenché l’une des expériences évolutionnaires les plus malheureuses au monde. Il a capturé 51 couples de crapauds-buffles à Hawaï.

De ces 102 Rhinella marina, tous sauf un mâle qui est mort pendant le transport, sont arrivés trois semaines plus tard dans l’est australien, où ils ont été installés dans un lagon de reproduction près de Cairns, dans le Queensland, géré par l’employeur de Mungomery, le Bureau of Sugar Experiment Stations, le bureau d’expérimentation sucrière.

Ce fut une fête du sexe pour les crapauds, qu’on appela bientôt les crapauds de la canne à sucre. Au mois d’avril suivant, le personnel du bureau avait distribué 41 800 jeunes crapauds dans les champs de canne à sucre du Queensland, dans l’espoir que les batraciens se régalent des scarabées qui, de leur côté, s’empiffraient des cultures de canne à sucre des agriculteurs furieux.

The Cane toad is a huge, highly poisonous, amphibian that is native to Central and South America. These animals have been introduced to Australia,Papua new Guinea,Hawaii,the Philippines, Thailand, Jamaica, Puerto Rico and many other places were it has become a pest and a serious threat to native wildlife

Hélas, le Bureau des expérimentations sucrières n’avait pas pris la peine de vérifier son hypothèse concernant la destruction des coléoptères. Il s’avère que les coléoptères de canne à sucre infestent les tiges bien plus haut que là où les crapauds peuvent les atteindre. Les deux espèces étaient destinées à ne jamais se rencontrer.

En moins d’un an, le gouvernement australien, craignant d’avoir fait chou blanc, ordonna l’interdiction de toute nouvelle libération de crapauds. Mais, sous la pression des producteurs de sucre qui perdaient de l’argent, le gouvernement annula l’interdiction quelques mois plus tard

Le génie était sorti de la lampe.

Les crapauds-buffles ont évolué en Amérique centrale et du Sud, esquivant les caïmans, les oiseaux, les serpents et les poissons qui adorent les manger malgré la substance toxique qu’ils sécrètent dans des vésicules situées sur leur dos. Mais en Australie, rien ne mange les crapauds. Pire encore, ceux qui essaient succombent souvent à la substance toxique. Les crapauds ont de la chance. Au-jourd’hui, on en compte 200 millions en Australie, et ils sont considérés comme l’une des espèces envahissantes les plus viru-lentes au monde. Ils ont depuis longtemps franchi des milliers de kilomètres au-delà de cette lagune initiale du Queensland et se sont installés dans les régions septentrio-nales du continent, mangeant tout ce qu’ils peuvent mettre dans leurs gueules béantes, mort ou vivant… à l’exception des scarabées de la canne à sucre.

Au fil du temps, ils pourraient envahir tout le tiers supérieur de l’Australie, déployant comme une tuque géante d’une rive à l’autre de la vaste île, décimant au passage les espèces indigènes. Le lézard appelé le moniteur d’eau de Mitchell (le lézard-Jésus), par exemple, est désormais en danger critique d’extinction, empoisonné par les crapauds, avec des pertes de population de 97 % dans certaines régions.

Les habitants se défendent avec le brio australien caractéristique. Ils ont imaginé le golf et le cricket du crapaud, en remplaçant la balle par l’amphibien. Ils font des courses de crapauds, en pariant sur le gagnant. Certaines villes ont institué des mardis de destruction des crapauds, au cours desquels les résidents et les vacanciers attrapent autant de bêtes que possible pour les ensuite les exterminer.

Le sport consistant à tuer les crapauds est si répandu que la société pour la prévention de la cruauté envers les animaux a publié un guide sur la façon d’éliminer ces créatures. Indice : il ne s’agit pas d’une massue en bois. La décapitation, effectuée rapidement, est acceptable.

Des solutions commerciales sont également en cours de développement, notamment un agent chimique appelé Croaked. Les utilisateurs sont priés de porter des gants épais lorsqu’ils le pulvérisent.
Tout cela reste sans effet.

Les crapauds-buffles deviennent de plus en plus efficaces dans la colonisation de l’Australie. Les premières générations issues des premiers couples de crapauds, il y a 87 ans, avaient la capacité de se propager d’environ dix kilomètres par an. Aujourd’hui, ils progressent de 60 kilomètres par an. De plus, les individus sur les fronts d’invasion ont compris comment se déplacer jusqu’à 1,8 km par nuit et – voici un fait qui donne froid dans le dos—selon des lignes de plus en plus droites. Les crapauds australiens sont devenus si voraces qu’ils ont évolué jusqu’à manger les leurs, devenant, comme l’a dit un biologiste, leur propre pire ennemi. Les têtards cannibales ont commencé à dévorer les plus jeunes de leurs congénères, non seulement pour se nourrir, mais aussi pour éliminer les concurrents en quête d’autres sources de nourri-ture. C’est la théorie de l’évolution de Charles Darwin qui se déploie sous nos yeux.

Cette histoire de crapaud nous enseigne beaucoup de choses. La première est que c’est une erreur de céder à la pression de personnes dont la principale préoccupation est le profit à court terme. (Le Queensland a toujours une industrie sucrière, malgré l’échec du crapaud.) Notre tâche en tant que société est d’équilibrer les aspirations d’un groupe à l’encontre des prérogatives du système qui nous permet à tous de survivre. Pensez au carbone.

La deuxième est que l’évolution est toujours en marche. Je pense que nous nous imaginons parfois hautainement que le livre de Darwin de 1859, L’Origine des espèces, décrivait un système d’adaptation qui a atteint un point final—ou même un sommet—avec Homo sapiens.

Ce n’est pas le cas. L’évolution est la force motrice de la vie sur notre planète. Lorsque les conditions changent, les espèces le font aussi. Et aujourd’hui, le carbone que nous rejetons dans l’atmosphère et l’océan modifie les conditions plus rapidement qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire de la planète.

 

Tiré du magazine Biosphère. Pour découvrir le magazine, cliquez ici. Pour vous abonner à la version imprimée ou numérique ou bien acheter le dernier numéro, cliquez ici.