Non seulement les aires marines protégées favorisent-elles la biodiversité, mais, avec l’aide de la nature, elles dynamisent les pêcheries commerciales et contribuent à fixer d’énormes stocks de carbone marin

JE VOUS PROPOSE UN EXERCICE DE réflexion. Et si, au lieu d’essayer de réparer la nature, on laissait la nature nous réparer?

Prenons l’exemple des océans. Ils sont dans un état alarmant, résultat d’un ensemble d’agressions de la part des humains. À ce jour, seuls 2,7 % des océans sont suffisamment protégés contre ces agressions, alors que l’objectif mondial est de 30 % d’ici 2030.

L’océan absorbe la majeure partie de la chaleur supplémentaire que retient notre atmosphère gorgée de carbone, mais il absorbe également une grande partie du carbone lui-même, ce qui modifie son acidité. Le résultat est un océan qui se réchauffe, s’essouffle et devient plus aigre — ce qui rend beaucoup plus difficile la vie des créatures marines.

Pour ajouter au triste bilan, nous avons mal géré la pêche mondiale, en prélevant trop de poissons dans trop d’endroits et trop vite, détruisant ainsi de vastes étendues d’habitats marins. Ainsi, nous siphonnons des masses de vie en même temps que nous perturbons la chimie marine. Que faire à ce sujet? Et où intervenir?

Aujourd’hui, pour la première fois, nous disposons d’un cadre détaillé, présenté dans un article révolutionnaire de Boris Worm, écologiste marin de l’Université Dalhousie, et de 25 autres chercheurs, publié en mars dans la revue Nature.

Il s’agissait d’un travail statistique fastidieux. Les auteurs ont d’abord subdivisé l’ensemble de l’océan mondial en secteurs de 50 km sur 50. Puis ils ont recherché les caractéristiques de chaque bloc, en extrayant des informations des données satellitaires, des registres de pêche mondiaux et des analyses scientifiques.

« Nous n’aurions pas pu le faire il y a cinq ans parce que nous n’avions pas les relevés satellitaires », m’a récemment confié Worm.

Trois étudiants postdoctoraux, Reniel Cabral, Darcy Bradley et Juan Mayorga, tous du laboratoire des solutions du marché de l’environnement de l’Université de Californie à Santa Barbara, avaient les compétences informatiques nécessaires pour faire parler les chiffres. « Ce sont des magiciens, constate Worm. Ces trois jeunes héros ont systématiquement débrouillé les problèmes. »

L’équipe a posé des questions inédites : quel assemblage de vie se trouve dans chaque bloc? Dans quelle mesure cette vie est-elle distincte sur le plan de l’évolution? Quelles sont les menaces spécifiques?Ils ont ensuite élaboré un algorithme pour évaluer ce qu’il adviendrait de la vie dans chaque bloc en l’absence d’activité humaine — pêche, navigation, exploitation minière, exploration pétrolière et gazière, etc. Que se passerait-il si ces secteurs de l’océan étaient laissés à eux-mêmes?

L’équipe a ensuite examiné les avantages possibles à travers trois optiques représentant les trois problèmes les plus urgents de la planète : la perte de biodiversité, l’insécurité alimentaire et le dérèglement climatique.

C’était une façon radicalement différente d’analyser l’océan. Au lieu que la pêche et la conservation soient des ennemis jurés, elles pourraient peut-être s’entraider.

Donc, ne créons pas des aires marines protégées pour faire obstacle à la pêche; aménageons-les pour la faciliter.

Et si ces parties restaurées de l’océan pouvaient aussi être un moyen simple et bon marché de contribuer à résoudre la crise du carbone en laissant intacts les stocks de carbone dans le fond de l’océan et en permettant aux plantes marines de respirer les émissions?

Il s’avère que cela fonctionne. En augmentant de façon spectaculaire les zones protégées, on pourrait augmenter les prises de pêche, sauver des espèces et aussi stocker du carbone. L’une des clés pour sauver la nature — et nous-mêmes — est de la laisser tranquille.

« Il ne s’agit pas de changer la donne. Il s’agit de régler le problème, » déclare Worm.

L’astuce consiste à déterminer les parties de l’océan à protéger. En d’autres termes, où la nature a-t-elle la plus grande capacité à se guérir elle-même? Et plutôt qu’un modèle unique, le cadre est suffisamment souple pour s’adapter aux priorités des différents pays. Mais, soulignent les auteurs, si les pays travaillent ensemble, les bénéfices peuvent doubler.

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une nouvelle philosophie de la conservation appelée « solutions fondées sur la nature ». Il s’agit de faire confiance à la nature et aux processus évolutifs qui ont permis de créer une écosphère parfaitement équilibrée. L’idée de solutions fondées sur la nature est en gestation depuis plusieurs années et commence à s’imposer au niveau international. Une étude récente a montré que la restauration stratégique des espaces naturels terrestres pourrait absorber près d’un tiers du carbone supplémentaire émis dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle. L’essentiel est de restaurer les bons espaces.

Pour moi, il ne s’agit pas seulement de guérir l’air, la terre et la mer. Cette idée offre la possibilité à l’humanité de se guérir elle-même. Plutôt que d’exploiter la nature comme nous l’avons fait depuis si longtemps, ou même de la confiner dans de jolies réserves, il s’agit de reconnaître que la nature a sa propre sagesse.

Une fois que nous aurons nommé cette réalité, nous devons l’honorer. Cela signifie réinitialiser notre relation avec la nature, en refusant fermement de revenir à une époque où nous ne reconnaissions pas son pouvoir.

Et c’est peut-être là que se trouve notre meilleure chance de survie.

Tiré du magazine Biosphère. Pour découvrir le magazine, cliquez ici. Pour vous abonner à la version imprimée ou numérique ou bien acheter le dernier numéro, cliquez ici.