Depuis quatre décennies, le débat fait rage à propos des effets à long terme de la perturbation des habitats des animaux. Une nouvelle étude suggère que cela pourrait rendre certaines espèces plus résilientes, plutôt que le contraire.

DEPUIS TOUJOURS, LES AMOUREUX DE LA NATURE rêvent de milieux sauvages intacts, où les animaux déambulent sans contrainte. De nombreuses campagnes environnementales sont basées sur l’idée que nous devons préserver autant de terres vierges que possible au bénéfice de la biodiversité en empêchant les routes, les bûcherons et les chasseurs d’y pénétrer.

En fait, il semble intuitif que les animaux sauvages prospèrent dans des milieux où les humains ne peuvent pas aller. Le revers de la médaille semble également correct : à mesure que les humains empiètent dans les parcelles restantes du paysage, les animaux vont beaucoup souffrir.

Mais si la disparition des habitats est, en soi, l’une des principales causes de la perte de biodiversité dans le monde, le rôle de la fragmentation — le fait de découper les morceaux restants — est contesté. Qui l’aurait cru?

En fait, c’est un sujet délicat depuis 40 ans, au moment où des études sur les habitats fragmentés nous parviennent du monde entier. Certaines montrent que la fragmentation des habitats restants est terrible pour la faune et la flore. D’autres non. Ces dernières portent en majorité sur des régions situées à des latitudes plus élevées. Par exemple, malgré les changements spectaculaires que l’homme a apportés aux paysages d’Europe et de l’est de l’Amérique du Nord au cours des derniers siècles, il y a eu relativement peu d’extinctions totales.

Cela conduit à une grande énigme : existe-t-il un modèle global des effets de la fragmentation qui puisse orienter les plans de conservation?

Pour le savoir, une équipe internationale de scientifiques dirigée par Matthew Betts de l’Université d’État de l’Oregon a examiné la question dans un article publié récemment dans la revue Science, en croisant les chiffres de 73 ensembles de données provenant du monde entier et représentant plus de 4 000 espèces animales vivant dans les forêts. Ils se sont concentrés sur les forêts, car 70 % des forêts restantes de la Terre se trouvent à moins d’un kilomètre de la limite de la forêt. De plus, on prévoit que la fragmentation s’accélérera dans les forêts tropicales au cours des prochaines décennies.

L’équipe scientifique a examiné toutes les données à travers la lentille d’un concept connu sous le nom d’hypothèse du filtre d’extinction. Cette hypothèse prédit que les espèces qui ont subi de vastes perturbations pendant plusieurs millénaires ont évolué pour résister à de nouvelles perturbations, y compris celles que les humains infligent aujourd’hui, comme l’exploitation forestière, la chasse et les incendies, ainsi que les catastrophes naturelles des époques passées, comme les ouragans, les glaciations et les feux de forêt. Toutes ces calamités mènent à la vie en bordure — que ce soit à la lisière d’une forêt ou d’un paysage décapé ou brûlé.

Il s’agit essentiellement d’un test de résilience. Les espèces qui ne peuvent pas s’adapter à la vie dans des conditions changeantes s’éteignent. Celles qui peuvent s’adapter continuent à vivre.

L’étude a montré que la perturbation engendre la résilience. Plus une région a été exposée historiquement à des catastrophes, plus ses espèces sont adaptées à de nouvelles catastrophes. En fait, les espèces qui ont mal réagi à la fragmentation étaient trois fois plus nombreuses dans les zones qui avaient été relativement peu perturbées au fil du temps que dans les zones où les perturbations étaient fréquentes. C’est particulièrement vrai pour les oiseaux et les arthropodes tels que les araignées et les insectes.

Qu’est-ce que cela signifie? Bizarrement, l’avancée puis le retrait des glaciers sur les zones tempérées, les ouragans et les incendies qui ont traversé brutalement les paysages il y a plusieurs milliers d’années ont préparé certaines espèces aux ravages de l’humanité. Certaines de celles qui ne pouvaient pas s’adapter ont tout simplement disparu de l’ADN de la planète. Cela signifie aussi, encore une fois, bizarrement, que les humains ne sont pas les seuls responsables de la façon dont les espèces ont réagi à la coupe des forêts et à la fragmentation de ce qui reste — du moins dans les régions où les créatures étaient déjà habituées à changer. Il s’agit notamment des hautes latitudes, comme le Canada, où les glaciers sont passés avant nous, forçant les espèces à s’adapter. Elles sont plus agiles que nous le savons, ces créatures du Nord.

En regardant à travers ce filtre de l’extinction, quelques points semblent évidents pour les auteurs de l’étude. Le premier est que les espèces des forêts tropicales, qui ont historiquement connu moins de calamités naturelles, sont donc aussi plus susceptibles d’être affectées par la fragmentation qui est maintenant mise en oeuvre par l’exploitation forestière à grande échelle. Cela signifie que les efforts visant à prévenir la fragmentation des forêts, et donc la perte d’espèces, devraient se concentrer sur les tropiques, en particulier sur les paysages présentant la plus grande biodiversité.

Sous les latitudes plus septentrionales, comme au Canada, où la fragmentation n’est pas aussi dommageable parce que les espèces doivent en gérer les impacts depuis des millénaires, l’accent devrait être mis sur la préservation des forêts anciennes, même si elles sont découpées.

Il y a une mise en garde importante pour l’avenir : les études n’ont pas pris en compte les effets de la crise climatique. Parce qu’ils se produisent si rapidement, les changements climatiques pourraient priver certaines espèces de la résilience qu’elles ont développée au cours des millénaires, les poussant vers une nouvelle limite de survie. En d’autres termes, même les animaux les plus durement mis à l’épreuve pourraient ne pas être capables de résister à ce que les humains ont déclenché sur la planète.

Tiré du magazine Biosphère. Pour découvrir le magazine, cliquez ici. Pour vous abonner à la version imprimée ou numérique ou bien acheter le dernier numéro, cliquez ici.