Ce n’est pas facile d’être une chauve-souris de nos jours.
Depuis des siècles, les chauves-souris ont mauvaise réputation en raison de peurs non fondées et, plus récemment, à cause de la mauvaise presse qu’elles ont reçue comme suite de la pandémie. En outre, au cours des dix dernières années, elles continuent d’être confrontées à la menace du syndrome du museau blanc qui a anéanti des millions de chauves-souris en Amérique du Nord. Elles sont aussi aux prises avec la perte d’habitats, le déclin des populations d’insectes (leur source de nourriture au Canada) causé par les pesticides et la difficulté à contourner d’imposantes éoliennes.
Certaines chauves-souris persévèrent. Si elles sont chanceuses, elles réussiront à survivre au syndrome du museau blanc qui aura raison de milliers d’individus dans la colonie durant l’hibernation. Certaines des survivantes décideront ensuite de s’installer dans un spacieux grenier pour la période estivale. Il revient aux quelques femelles restantes – qui n’ont qu’un bébé par année – de rétablir les populations décimées de chauves-souris.
Ces chauves-souris sont porteuses d’une lueur d’espoir. Des recherches ont démontré que certaines des chauves-souris qui survivent durant l’hiver montrent des signes de résistance au syndrome du museau blanc. Ces rescapées sont donc essentielles à l’avenir de ces animaux au Canada.
Locataires indésirables
Mais la lutte ne s’arrête pas là. Même si les chauves-souris ne posent généralement aucun problème à la résidence, la plupart des propriétaires les expulseront lorsqu’ils les découvrent dans leur grenier. Ça se fait généralement sans cruauté, au moyen d’une porte qui leur permet de sortir sans pouvoir rentrer.
Or, il n’est pas nécessaire d’avoir recours à l’expulsion dans toutes les situations. Les chauves-souris peuvent faire d’excellentes voisines – elles sont silencieuses, ne mâchent pas les fils électriques ni les murs comme le font les souris et elles aident à contrôler les populations de moustiques. Idéalement, on laisserait les chauves-souris où elles sont, on construirait un mur intérieur pour les confiner à une section particulière du grenier et on installerait une toile de protection au sol pour recueillir les excréments.
Comprendre le comportement des chauves-souris expulsées
Bien qu’une expulsion ne nuise pas directement aux chauves-souris, nous ne savons pas exactement ce qui leur arrive par la suite. Sont-elles capables de trouver un nouveau domicile? Demeurent-elles dans les environs? Ont-elles tendance à utiliser un abri pour chauves-souris s’il y en a un à proximité? Arrivent-elles même à survivre?
Afin de répondre à ces questions, nous sommes partis à la rencontre d’une colonie de petites chauves-souris brunes – l’espèce la plus durement touchée par le syndrome du museau blanc et aussi connue pour s’installer dans des bâtiments – qui s’était établie sur le terrain d’un chalet rustique, mais bien entretenu, et que le propriétaire prévoyait déjà expulser humainement. En fin de compte, il y avait plusieurs aires de repos dans les trois bâtiments principaux et deux remises situés sur la propriété.
Après avoir obtenu les permis nécessaires et l’aide du spécialiste des chauves-souris Derek Morningstar et de deux participants du Corps de conservation canadien, notre plan était d’attraper ces chauves-souris durant l’été de 2021 lorsqu’elles émergeaient de leur perchoir et d’en munir quelques-unes d’émetteurs radioélectriques pour pouvoir suivre leurs déplacements après l’expulsion. Les émetteurs radioélectriques sont de petits appareils (de la taille de la pile d’une montre environ). Nous avons aussi respecté des protocoles établis pour nous assurer que les émetteurs ne gênaient les chauves-souris d’aucune façon.
Étiquetage des chauves-souris
Nous avons réussi à munir d’émetteurs radioélectriques sept petites chauves-souris brunes et une grande chauve-souris brune (à des fins de comparaison). La grande chauve-souris brune se perche aux mêmes endroits que la petite chauve-souris brune, mais est moins prédisposée à souffrir du syndrome du museau blanc. Les étiquettes ont été apposées aux chauves-souris au moyen d’une colle chirurgicale qui permet à l’étiquette de se décoller au bout de deux à trois semaines. L’état de santé et le poids de ces chauves-souris ont été vérifiés, et un échantillon a été pris pour dépister le syndrome du museau blanc. Toutes les chauves-souris ont reçu un résultat négatif, ce qui était une excellente nouvelle. Les chauves-souris ont immédiatement été remises en liberté pour poursuivre leur chasse nocturne.
Surveillance des chauves-souris au moyen d’un dispositif de radiotélémesure
À ce stade, l’expulsion n’avait pas encore eu lieu. Les chauves-souris pouvaient retourner à leur aire de repos pour que nous puissions observer ce qu’elles font en situation normale et savoir où elles se trouvaient exactement. La radiotélémesure est une façon commune de surveiller la faune. Une antenne VHF, version miniature des vieilles antennes qu’on voyait antérieurement sur les résidences, a été reliée à un récepteur qui captait la fréquence des transmetteurs individuels.
Lorsque nous étions assez proches et que nous orientions le récepteur dans le bon sens, nous pouvions entendre le cliquetis indiquant l’emplacement exact des chauves-souris – plus nous étions rapprochés, plus le son était fort. Pour nous aider, nous avons travaillé avec le personnel du programme des espèces en péril de la Première Nation de Shawanaga. Cette équipe a mené des projets de surveillance des chauves-souris dans la région et connaissait bien le terrain. Ce partenariat durera vraisemblablement pour des années à venir, puisque nous partageons un intérêt commun dans la conservation des chauves-souris et d’autres espèces en péril.
Après trois jours à surveiller les chauves-souris qui se déplaçaient dans les bâtiments, dont certaines qui retournaient au même endroit tous les soirs alors que d’autres s’installaient à une nouvelle place, il était temps d’expulser ces squatteuses. Or, en plus d’être ingénieuses, les chauves-souris trouvaient beaucoup de nouveaux endroits à s’installer. Une deuxième tentative d’expulsion a eu lieu le jour suivant afin de nous permettre de sortir les chauves-souris des lieux restants. Nous avons aussi installé trois différents types d’abris pour chauves-souris pour leur fournir de nouveaux domiciles et pour voir si elles préféraient un style en particulier. Il s’agissait d’abris en sus des cinq abris que le propriétaire avait déjà installés par le passé. Le propriétaire était extraordinaire et comprenait les avantages d’avoir des chauves-souris sur son terrain. Il tenait à leur offrir un habitat – à l’extérieur des bâtiments.
Et maintenant la partie intéressante. Qu’est-il arrivé aux chauves-souris lorsqu’elles ne pouvaient plus accéder à leur perchoir? Je me suis levé tôt le lendemain matin pour observer le brouhaha. Les chauves-souris volaient partout et cherchaient frénétiquement une façon d’entrer dans les bâtiments. Elles se heurtaient aux murs et tentaient de pénétrer dans le grenier par les avant-toits. Je ne pouvais que me sentir mal pour ces créatures qui voulaient simplement retrouver leur aire de repos et qui ne pouvaient pas comprendre ce qui avait changé par rapport à la nuit précédente. Finalement, à 6 h 15, elles sont toutes disparues, presque en unisson. Tout était calme de nouveau.
La même chose s’est reproduite le lendemain matin. Elles ont dû réaliser le jour avant que le soleil se levait et elles se sont donc dirigées vers un autre dortoir à proximité. Nos appareils de surveillance nous ont indiqué que deux d’entre elles ont été assez rusées pour déjouer l’expulsion et se sont installées dans une nouvelle partie du soffite. Elles étaient à l’extérieur du bâtiment; nous les avons donc laissées où elles étaient.
Au cours des prochaines semaines, au courant de leurs déplacements quotidiens, les chauves-souris nous ont fait traverser des forêts, survoler des lacs, parcourir des sentiers de VTT, approcher des chalets et visiter le village voisin. Nous les repérions durant le jour, c’est-à-dire à l’endroit où elles s’étaient perchées le soir d’avant. Pour plusieurs d’entre elles, ces sites demeuraient les mêmes, jour après jour.
Une des chauves-souris est restée dans la forêt à deux kilomètres, se déplaçant d’un arbre à l’autre, mais toujours à peu près au même endroit; une autre a déménagé dans un chalet vide avoisinant, et ensuite dans une maison dans le village, pour ensuite s’installer dans un arbre et finalement retourner au chalet vide. Une a quitté la région immédiatement et est sortie de notre zone de recherche de 10 km ou s’est enfouie si profondément dans la forêt que nous ne pouvions plus la capter. Après l’expulsion, deux autres ont fait pareil et nous n’avons jamais pu les retrouver.
L’équipe entière était heureuse de constater que les chauves-souris étaient actives et qu’elles semblaient toutes avoir trouvé de nouveaux perchoirs. Nous ne pouvons pas dire avec certitude ce qui est arrivé aux chauves-souris qui sont sorties de notre zone de recherche, mais elles ont vraisemblablement trouvé un site d’essaimage, c’est-à-dire un groupe de chauves-souris qui se rassemble à la fin de l’été pour s’accoupler avant de s’installer dans leurs sites d’hibernation. Ces endroits peuvent être situés à des dizaines de kilomètres des dortoirs estivaux; ce n’est donc pas étonnant que nous ayons perdu leur trace.
Nous avons surveillé les chauves-souris pendant plusieurs nuits pour nous assurer qu’elles se déplaçaient et qu’elles ne se trouvaient pas au même perchoir tous les jours parce qu’elles n’avaient pas survécu. Et, effectivement, l’émetteur a repéré plusieurs de nos chauves-souris munies d’une étiquette se déplaçant au-dessus de nos têtes.
Conclusions
Nous devons encore analyser les données sur les déplacements des chauves-souris avant de vraiment pouvoir connaître les effets de l’expulsion, mais, à première vue, il semblerait que nos petites amies aient pu trouver de nouveaux domiciles.
Pour ce qui est des abris pour chauves-souris, ils sont devenus le domicile de plusieurs locataires. Des résidentes semblaient s’ajouter tous les jours et, au bout de trois semaines, dix chauves-souris les utilisaient. Aucune n’était une des chauves-souris qui portaient un émetteur, mais il y avait plus de chauves-souris dans les bâtiments que celles que nous avons attrapées. J’ai bien hâte de retourner au site l’an prochain et de voir ce que font nos chauves-souris.