Parfois, ce sont de petits détails qui nous permettent de saisir la vue d’ensemble.

Arrêtons-nous à un article récent de Nature qui décrit comment, dans la toundra, l’écosystème le plus froid du monde, les plantes croissent maintenant plus haut avec le réchauffement du climat.

Quelles en sont les conséquences? Est-ce que les plantes plus grandes absorberont davantage de gaz carbonique de l’atmosphère, ce qui compen – serait pour le réchauffement? Ou est-ce qu’elles contribueront à réchauffer davantage le sol pendant l’hiver en favorisant les taux de décomposition, ce qui entraînerait la libération dans l’atmosphère de quantités encore plus énormes de carbone retenues dans le sol? Pour l’instant, on n’en sait rien. Ce que l’on sait, c’est que des changements profonds sont en cours dans un écosystème qui se réchauffe plus rapidement que toute autre région du globe. Dans ce contexte, les espèces sont soumises à une pression d’adaptation intense si elles veulent survivre.

Parfois, des vérités plus globales sont rendues visibles par la juxtaposition de multiples petites tendances dans le cadre d’une analyse sur un large spectre. Prenez le plus récent rapport Planète vivante du Fonds mondial pour la nature, publié en octobre. Ses auteurs se sont penchés sur près de 17 000 populations individuelles de vertébrés — mammifères, oiseaux, poissons, reptiles et amphibiens. En tout, cela regroupait 4 000 espèces. En juste 44 ans, ces populations ont diminué de taille par une moyenne de 60 %.

En d’autres mots, les activités humaines ont fait diminuer ces popula – tions de moitié, en moyenne, en moins de 50 ans. Dans les milieux à forte diversité biologique des Antilles et d’Amérique centrale et du Sud, le déclin moyen des populations se chiffre à 89 %.

Quel mécanisme est ici à l’œuvre? Dans les mots du WWF, ce sont d’abord les fusils, les filets et les bulldozers. Mais maintenant, on doit aussi parler de la chaleur, des toxines et des espèces envahissantes.

Ça fait beaucoup de morts. Et ça arrive vite.

L’Union internationale pour la conservation de la nature, qui compile la Liste rouge des espèces menacées de disparition, a aussi produit de nouvelles statistiques pour 2018. Pour les 93 000 espèces qu’elle a évaluées, plus de 26 000 ont des populations tellement diminuées qu’elles sont au bord de l’extinction… c’est plus du quart.

Encore une fois, c’est un taux de mortalité terrifiant. Qui plus est, aujourd’hui, 872 des espèces avec lesquelles nous avons partagé la planète ont connu l’extinction, tandis que 1 700 autres sont sur le bord de disparaître.

Cette question est importante parce que nous savons que, parfois, les conditions de notre planète s’emballent et échappent à tout contrôle; les changements sont si rapides que les espèces n’ont pas la possibilité de s’adapter comme le font les plantes de la toundra. Résultat : une extinction de masse. Ce phénomène s’est produit seulement cinq fois au cours des 4,6 milliards d’années d’existence de la Terre. La dernière en date, il y a 65 millions d’années, a vu s’éteindre les dinosaures.

Alors, la grande question se pose : toutes les extinctions que rapportent la Liste rouge et le WWF signifient-elles que nous sommes au beau milieu de la sixième extinction de masse?

Paul R. Ehrlich prétend que oui. Ehrlich est ce biologiste de l’Université Stanford qui est devenu célèbre dans la décennie 1960 avec son livre La Bombe P ( The Population Bomb ). Dès cette époque, il avait prédit que les humains déborderaient la capacité de la Terre à les nourrir. Seule une révolution technologique en agriculture pourrait empêcher le désastre. Aujourd’hui âgé de plus de 80 ans, Ehrlich a produit, avec deux coauteurs, une nouvelle analyse. La croissance de la population humaine a continué à suivre une courbe exponen – tielle, mais dans ce processus, nous avons généré ce que les auteurs appellent « l’annihilation biologique ». Ehrlich affirme qu’il ne suffit pas d’inventorier quelles espèces sont proches de l’extinc – tion : nous devons observer plus largement ce qui est arrivé à diverses populations au cours du dernier siècle et ce qui est advenu à leurs habitats.

Leur analyse a porté uniquement sur des animaux vertébrés terrestres. Même pour des espèces que la Liste rouge considère comme « peu préoccupantes », les chercheurs ont trouvé des taux de mortalité élevés : les territoires ont rétréci, certaines populations locales ont disparu et les populations restantes ont connu des diminutions dramatiques, même si elles ne sont pas encore considérées comme en voie d’extinction. Ehrlich parle de « populations en décomposition » ( population decay ).

Le fait est que la planète est en train de perdre les réseaux magnifiquement élaborés qui soutiennent la vie dans son ensemble, et avec eux, nous perdons notre mémoire génétique collective. La question corollaire est la suivante : que se passera-t-il si, avec les changements accélérés que connaît notre monde, des espèces ont besoin, pour survivre, de cette information génétique en voie de disparition?

Tiré du magazine Biosphère. Pour découvrir le magazine, cliquez ici. Pour vous abonner à la version imprimée ou numérique ou bien acheter le dernier numéro, cliquez ici.